Le Rendez-vous – Suite et fin

Je ferme doucement la porte de la salle de bain derrière moi, et pousse un gros soupir de soulagement. Mon premier réflexe est de chercher s’il y a des fenêtres, portes ou trappes par lesquelles je pourrais m’échapper.

Rien.

“Je ne me serais pas enfuie de toute façon, dis-je à voix haute. Ça n’aurait pas été gentil.”

Je jette un coup d’oeil dans le miroir, pousse un cri d’horreur, enlève la feuille que j’ai sur la tête, et frotte énergiquement pour enlever la moustache de soupe. Ce faisant, je médite.

Ses habitudes, goûts et valeurs de vie sont exactement les opposés des miennes, à un tel point qu’il est pour moi une sorte  d’enfer personnel sur mesure. Ma vision de l’enfer se résume à quelqu’un venant me voir le matin et demandant: alors pour aujourd’hui, vous préférez les pieds dans une piscine pleine de requins et la tête dans un seau débordant d’araignées, ou passer la journée dans le paradis du loup ? Et chaque jour ma réponse, claire et précise, serait, amenez la piscine et le seau s’il vous plaît !

A ce propos, c’est la dernière fois que je mange de la soupe de palourde.

Le pire, c’est qu’il est absolument convaincu que je suis follement amoureuse de lui !

Je me regarde dans le miroir d’un air sévère. Si seulement je pouvais avoir une sorte de vengeance. Peut-être je pourrais commander des profiteroles au chocolat pour lui, et l’obliger à les manger ? Pour lui faire comprendre l’effet que ça fait ?

Il faudrait déjà que je sois sûre qu’il déteste les profiteroles. C’est peu probable. C’est bon les profiteroles. C’est malin, j’ai envie de profiteroles maintenant !

La seule chose qu’il reste à faire, c’est d’inventer une machine à voyager dans le temps, revenir au moment où il commande la soupe, et alors que mon ancien moi est perchée sur le tabouret en train de l’attendre, mon moi du futur parle au serveur et commande des profiteroles à la place.

Évidemment, il y a le problème qu’ayant mangé des profiteroles, j’aurais perdu la motivation d’inventer une machine à voyager dans le temps.

Sinon, je peux inventer un moyen de manipuler les pensées, et l’obliger à manger quelque chose qu’il n’aime pas !

C’est quand même très mesquin de ta part, Chouette, me dis-je. Je pourrais commencer par aider les malheureux du monde qui en ont besoin avec mes supers inventions plutôt que de de les utiliser pour lui faire manger de la soupe.

En tout cas, la soirée est presque finie. Le plus difficile, c’est de m’assurer de ne plus jamais le revoir. Le problème, voyez-vous, c’est qu’il ne croira jamais que je ne veux pas avoir un autre rendez-vous avez lui. Plus mes yeux débordent de furie, d’outrage, et de complots où je voyage dans le temps pour l’obliger à manger des profiteroles, plus il est convaincu que je lui lance des regards passionnés et sensuels, et plus il se gonfle d’importance. Je le vois dans sa manière d’agiter les sourcils, c’est comme si je l’entendais me dire: “Ah oui, je le vois dans tes yeux, tu es déjà folle de moi, ça fait ça à toutes les femmes, mais hé, qui ne se jetterait pas à mes pieds, tu m’as vu ?”

Euuuuuuuurrrrrh.

Non, le seul moyen, c’est de faire en sorte que LUI ne veuille jamais me revoir.

La bonne nouvelle, c’est que ça ne devrait pas être trop difficile ! TU PEUX LE FAIRE, Chouette, tu peux le faire. Soit naturelle. Ouvre ta boîte de Pandore, et dévoile tes passions intimes.

D’un pas décidé, je retourne dans le restaurant, escalade le tabouret, et l’interrompt en déclamant d’une voix forte:

“Est-ce que je t’ai parlé de mon auteur favori ?

-Non, je ne lis pas…

-Charles Dickens. Tu sais pourquoi ?”

Sans plus attendre, je commence à lui expliquer. Comme à chaque fois que j’aborde le sujet, je deviens quelque peu lyrique, dramatiquement éloquente, et au bord des larmes alors que je décris en détail tout ce que j’aime à propos de Charles Dickens. Après une vingtaine de minutes, alors que je commence à ralentir, il grimace avec gêne et commence à parler de son show préféré de télé-réalité.

Ça marche. Il montre beaucoup moins de dents maintenant.

“Ça me rappelle Doctor Who”, dis-je, sans mentir, tout me fait penser à Doctor Who.

Il me regarde avec circonspection et ne me demande pas ce que c’est, mais peu m’importe, je lui demande directement:

“Tu connais Doctor Who ?”

Et il est obligé de dire non. Il essaie de s’en sortir en disant qu’il en a entendu parler et en grommelant un peu, cependant c’est trop tard, je suis déjà partie à pleine vitesse.

Cette fois-ci, je suis prise dans une telle tempête émotionnelle que je monte sur la table, gesticulant avec véhémence, criant dans une agonie de douleur alors que je raconte l’histoire de la mort du 10ième Docteur – à un tel point que je renverse son assiette et la lance de la table dans un paroxysme d’enthousiasme.

Le meilleur moyen de traumatiser des inconnus.

Quand je m’arrête enfin, le souffle court, le visage ruisselant de larmes, il ne sourit plus du tout.

“Tu es très… passionnée par ça quand même…

-Oui ! dis-je, retournant à mon tabouret avec calme et ramassant les objets épars sur la table. Tu dois bien avoir une passion toi aussi, non ?

-Pas comme ça, mais…”

Il hésite. Je l’encourage. Il a perdu son regard de loup, et semble beaucoup plus sympathique. J’exulte intérieurement. Je savais qu’il y avait quelqu’un d’aimable derrière cette carapace de loup ! Des sentiments véritables cachés ! Quelque chose de profond, qui n’est pas superficiel, presque certainement d’une grande beauté, comme la douce lumière d’une âme tendre…

“J’ai une collection qui est très importante pour moi…

-Une collection ! Formidable ! Une collection de quoi ?

-En général, quand j’en parle, les gens… les gens me jugent…

-Je ne te jugerais certainement pas pour ça.

-Je les aime tellement. Je leur donne des noms, je fais des petites mises en scène avec, j’en prend beaucoup soin…

-Oh, vraiment… Une collection de quoi ?

-De poupées… de poupées de Clowns!”

J’essaie de déguiser mon cri de désarroi en toux. Mon imagination tremble, sursaute, ferme les yeux et gémit. Je regrette mes pensées de douce lumière et d’âme tendre.

“Des poupées de Clowns ? Ah, c’est la première fois que j’entend parler d’une collection comme ça !

-Je crois que c’est la plus complète du monde ! Ça me coûte très cher ! Il faut absolument que tu viennes les voir ! Personne ne veut les voir.”

Il soupire.

“Tu sais ce que je fais pour rire ? Quand quelqu’un dort chez moi dans ma chambre d’ami, je les dispose tout autour de son lit et sur les murs au milieu de la nuit, et je filme quand la personne se réveille ! C’est tellement drôle !!”

Il rit à pleine gorge. Mon imagination n’a pas pu s’arrêter à temps, elle a déjà formé une image, elle est roulée en boule dans un coin, se balance doucement, et ne sera plus jamais la même.

Et maintenant, vous non plus. Non, non, ne me remerciez pas, c’est tout naturel.

“Est-ce que tu veux voir des photos ?”

Non, je ne veux pas. Je peux même dire que je veux fortement NE PAS voir de photos. Il a l’air naturel, intéressant, et gentil, du coup je souris quand même, et fouille mon cerveau pour trouver une bonne excuse tandis qu’il regarde son téléphone et me dit des détails que je ne veux pas entendre à propos des différents clowns et des différentes poupées, et des différentes poupées de clowns.

A ce moment précis, le serveur apparaît.

Je le regarde à nouveau comme un chameau regarde une oasis. Un chameau qui sait que cette oasis l’a certainement sauvé d’un péril qui lui aurait fondu le cerveau à tout jamais.

“Et pour la facture ?” demande le serveur.

-C’est pour moi, j’insiste j’insiste, dit le loup, retrouvant son ancien sourire plein de dents. Un gentleman paie toujours pour une demoiselle, surtout au premier rendez-vous !”

Il me fait un clin d’oeil. Je grommelle, dis que non non, il insiste et fait un autre clin d’oeil.

Il suggère ensuite que je pourrais venir tout de suite chez lui pour voir sa collection, et agite ses sourcils de manière suggestive.

Le serveur revient avec la facture. Le loup la regarde et produit un long sifflement.

“Eh ben, c’est pas donné donné ça ! Le plateau de fromage est vraiment cher. C’est mieux si on partage la note de toute façon non ? Je veux dire, égalité des sexes et tout ça ?”

Il rigole avec toutes ses dents.

Je soupire. Bien sûr, je vais payer pour la soupe de palourde que je ne voulais pas et le plateau de fromage que je n’ai pas mangé.

Nous sortons enfin.

“Je te ramène, je suis garé juste ici, dit le loup.

-Oh non merci, je vais marcher, je suis juste au coin.”

C’est mon premier mensonge de la soirée.

“Tu es sûre ? Qu’est ce que tu veux faire maintenant ? demande le loup en agitant les sourcils.

-Je veux rentrer à la maison et regarder des photos de dromadaires en costume.”

Ah, ça soulage…

Et ça, cher lecteur, ce n’est définitivement pas un mensonge.