Le Rendez-vous – Première partie

Souvenez-vous, cher lecteur, la Chouette s’est préparée pour un rendez-vous il y a quelque temps. En voici le rapport.

“Bonjour ! Salut ! Coucou ! Héhéhé.”

Oui, je suis quelque peu nerveuse. Je commence par m’excuser profusément, le noyant dans une telle avalanche de mots que je suis pas mal sûre qu’il n’a aucune idée de ce qui m’est arrivé. Je mentionne un bus, ma tête, des amis, et mes chaussures, fournissant une explication détaillée qui ne contient pas l’ombre d’un mensonge, puis je reste plantée là en silence, le souffle court, perlante de transpiration. Son regard confus s’éclaircit, il me sourit et dit d’une voix riche en sous-entendus:

“Salut Chérie.”

Ensuite, il se rapproche de moi pour me faire la bise, et je recule précipitamment pour l’éviter, entraînant dans mon mouvement le verre de la madame autruche à la table de derrière, et causant l’apparition subite du serveur, armé d’un torchon.

Rien de personnel, c’est juste que je n’aime pas me faire baver dessus par un étranger.

Après avoir présenté mes excuses (encore une fois, profusément) à la dame autruche et avoir énergiquement tapoté sa table avec un mouchoir douteux que j’ai trouvé au fond de mon sac à main, manquant de faire tomber un autre verre dans le procédé, je me retourne, ignore cordialement le fait que, ayant abandonné la bise comme moyen de dire bonjour, il me tend la main, et m’asseois.

“Je suis désolée, dis-je, mais je suis toute transpirante et dégoûtante, parce que j’ai couru, parce que j’étais en retard, désolée !”

Une fois installée, je soupire et m’appuie sur le dossier de la chaise. Réalisant juste à temps que c’est un tabouret, et n’a pas de dossier, je fais une sorte de soubresaut, m’asseois toute droite, glousse, et arrête totalement de bouger.

Les tabourets sont mes ennemis jurés

C’est à ce moment que ses mots de bienvenue, Salut Chérie, atteignent enfin mon cerveau. Il faut bien vous dire que je ne l’ai rencontré qu’une seule fois avant notre rendez-vous, et que je lui ai parlé pendant environ 5 minutes, et par parler je veux dire que j’étais dans le même cercle de gens qui parlaient ensemble pendant 5 minutes. En gros, je ne lui ai jamais parlé. Du coup, il ne peut y avoir que 3 raisons possibles pour expliquer pourquoi un homme que je ne connais pas, m’adresse la parole de cette façon quand il me parle pour la première fois.

1-C’est une référence à Doctor Who. (quand River Song salue le Docteur ? Hello Sweetie!) Ça veut automatiquement dire que nous sommes des âmes soeurs. Je vais l’épouser et être la mère de ses enfants.

2-Il voyage dans le temps, et m’a très bien connu dans le futur. Clairement, je vais l’épouser et être la mère de ses enfants.

3-Il est réellement une dame d’un certain âge qui travaille dans un restaurant familial et appelle tout le monde Chérie et Mon Petit de sa grosse voix rocailleuse de fumeuse. C’est moins probable, mais encore possible que je l’épouse et soit la mère de ses enfants.

Avant de pouvoir décider quelle est la meilleure méthode pour demander à quelqu’un s’il voyage dans l’espace-temps, je réalise qu’il est en train de me parler.

“Oh euh oui, pardon, tu disais ?”

Et pour la première fois, je le regarde.

C’est un loup.

Je sais. Comment ai-je pu accepter un rendez-vous, et m’asseoir à une table dans un restaurant avec quelqu’un sans même remarquer que la personne en question était un loup, me dites-vous ? Oui, et bien je ne fais pas très attention à ces choses là, et mon arrivée était quand même mouvementée, et je n’avais pour l’instant rien regardé d’autre que ses chaussures. Des chaussures très à la mode, et un peu bizarres.

Votre question suivante, cher lecteur, est sans doute: quel est le problème ? Je suis bien amie avec un Tyrex, pourquoi est-ce que je n’aimerais pas les loups ?

Exactement, très bon point ! C’est sûrement un loup très sympathique, avec un coeur en or caché derrière ses grands crocs brillants. Je préférerais juste que son sourire soit un peu moins large, avec un peu moins de dents.

Oh, il a répété sa question, non, et je ne l’écoutais pas, juste je le regardais fixement ? Hum bon, je vais juste dire oui.

“Oh oui ! Merci !”

Il a l’air perplexe.

“Je… J’étais en train de te dire que ça m’a pris 30 minutes pour trouver une place pour me garer…

-Oh, bien sûr !”

Dieu merci, le serveur choisit ce moment pour apparaître avec le menu et nous demander si nous voulions boire quelque chose. Je le regarde comme un chameau regarde une oasis alors que son dernier verre d’eau était il y a plus d’un mois: avec amour, tendresse, et le doux espoir qu’il en aie au moins 40 litres. Je commande un verre de vin blanc, mais mes yeux suggèrent qu’il ajoute une petite lichette de tequila dans le vin pour le fortifier, et qu’il remplace mon verre d’eau par de la vodka pure.

Le loup, quant à lui, commande un whisky d’un air insupportablement pédant. Je soupire intérieurement. Je sais que qui va inévitablement suivre, et à vrai dire, ça m’est égal. Ça pourrait même être intéressant, et m’apprendre plein de choses, si c’est une vraie passion, et pas juste un style qu’il se donne. Je vais lui demander. J’aurais juste préféré que mon verre de vin soit déjà arrivé.

“Oh, on dirait que tu t’y connais en whisky !”

Et voilà le cours magistral qui commence. Je devrais écouter. Ça ne sonne pas comme si il s’y connaissait, ceci dit. Juste des grands mots sophistiqués et pompeux. J’aurais préféré qu’il soit un chameau plutôt qu’un loup. Un chameau qui voyage dans le temps. Ou un dromadaire. Je me demande lequel est le plus confortable… J’imagine que si on s’asseoit entre les deux bosses, on doit être bien coincé là-haut, et moins de risques de tomber. Tandis que sur un dromadaire, vu qu’on est assis au sommet de la bosse, ça fait une grande distance de chute.

Par contre, il parait que les chameaux sont plus faciles à faire passer dans les chas d’aiguilles…

Le loup me regarde là, je devrais dire quelque chose.

“Oh non, pas vraiment !

-Tu n’aimes pas le vin blanc?”

Je n’ai vraiment pas de chance ce soir.

“Oh, désolée, je voulais dire, j’aime bien, mais je n’y connais rien !”

Et un sourire. Avoir l’air idiote, ça marche toujours.

Si seulement c’était un chameau, ou un dromadaire, je pourrais au moins être heureuse en le regardant ! Je regarderais bien des photos de dromadaires, là… J’adore regarder des photos de dromadaires…

Le loup rit. Ce faisant, il montre beaucoup trop de dents. Pourquoi il rigole ? Est-ce que j’ai dit le truc sur les dromadaires tout fort ?

”Est-ce que tu commences toutes tes phrases par Oh ? demande-t-il.

-Oh non !”

Je jure intérieurement. Au moins, je n’ai pas encore parlé de dromadaires à voix haute. Je devrais arrêter de penser à des dromadaires.

”Je suis désolée, je suis tellement nerveuse… Parle-moi donc de toi. Qu’est-ce que tu fais ?”

Bravo Chouette, bravo ! Comme une adulte ! Maintenant, concentre-toi sur lui, et libère tes pensées de tout dromadaire.

Avocat dans une grosse banque, bien sûr. Non, je ne laisserais pas d’injustes préjudices brouiller mon jugement, et je déciderai par moi-même en l’écoutant attentivement, et sans penser à un dromadaire en costume-cravate.

Héhéhé.

Héhéhé…

Merci mon Dieu, je vois le verre de vin s’approcher tout frais sur son plateau…

Et c’est reparti pour une demi-heure d’adjectifs de whisky.

La dame autruche derrière moi attire mon attention en me tapotant l’épaule. Je me retourne. Elle s’excuse parce qu’elle a accidentellement piétiné mon manteau. Je m’excuse parce qu’il n’arrête pas de tomber de mon tabouret. Nous convenons qu’un tabouret, c’est nul, surtout quand on est petit parce que c’est tellement difficile de s’asseoir sur ces choses là. Elle n’a pas ce problème elle même, mais m’avoue que son dos lui fait mal. En confidence, je raconte que je lui suis presque tombée dessus parce que j’avais voulu m’appuyer sur le dossier alors qu’il n’y en a pas. Nous rions. Je la regarde comme si elle était un dromadaire en costume: ah, si seulement je pouvais la rejoindre et devenir son amie et laisser le loup à quelqu’un d’autre, mais je ne peux pas, donc je me retourne, juste à temps pour voir le serveur demander si on veut manger quelque chose.

”La demoiselle va prendre la soupe de palourdes, dit le loup. Il faut vraiment que tu gouttes ça, me murmure-t-il en aparté. C’est une merveille. Et nous partagerons le plateau de fromage,” ajoute-t-il au serveur.

J’émets un gargouillis désemparé. Le serveur prend ça comme une confirmation et m’abandonne lâchement. Le loup se met à parler de palourdes.

Ce n’était pas un gargouillis de bonheur. C’était un gargouillis situé quelque part entre choc et rage pure. Qu’est ce que je peux y faire maintenant ? Ça va me prendre 10 minutes pour descendre de ce stupide tabouret, et le serveur est déjà dans la cuisine. Je regarde le loup furieusement, mais il est trop occupé à regarder la carte des vins et décider ce que je vais boire avec ce qu’il a décidé que j’allais manger.

Je bouillonne intérieurement. Respire, Chouette, respire, et pense à un dromadaire.

En costume.

Ah, ça va déjà mieux…

Qui mange de la soupe de palourdes.

Je hais les palourdes.

Peut être si je dis que je suis allergique aux fruits de mer ? Trop tard, j’aurais dû le dire sur le moment, ou juste dire non, au lieu de gargouiller. Chouette idiote qui gargouille, va.

En tout cas, je suis sûre qu’il a de nombreuses qualités formidables que je n’ai pas encore eu l’occasion de voir, mais ma première impression est loin d’être positive. Loin de plusieurs années lumières, loin.

La suite très bientôt !