Le Canadien – Jour 3

Encore une nuit de repos paisible et de douce béatitude pour moi, et de désagréables secousses pour la Chouette Blanche. Le train s’est arrêté à Edmonton: de la gare, on pouvait tout juste voir les tours du centre-ville. L’arrêt a été plutôt long parce qu’ils ont ajouté une voiture panoramique supplémentaire, ce qui voulait dire que la journée tant attendue était arrivée: celle où on allait traverser les Rocheuses Canadiennes !

La journée avait commencé au milieu des fermes, mais bientôt les Rocheuses apparurent. La Chouette Blanche oublia presque son indisposition et couina de bonheur à la vue des montagnes. La nouvelle voiture panoramique était belle et moderne, mais l’air climatisé y était tellement puissant que je ne pouvais pas y garder les yeux ouverts. Nous l’avons donc abandonnée et nous sommes installés dans le wagon d’activité. Ça s’est avéré une très bonne idée parce que, même s’il n’était pas panoramique et que notre vue était réduite par les fenêtres, nous avions la voiture presque à nous deux, et nous pouvions courir d’un côté à l’autre pour mieux observer chaque rocher.

Les voilà au fond ! Toutes bleues et toutes timides !

Le train a fait un arrêt dans les montagnes à Jasper, où nous avons pu faire une promenade rapide dans les bois et nous faire sérieusement dévorées par des nuées de moustiques et autres créatures ailées intensément agressives. Nous avons été aussi outrageusement insultées par des sortes de mini-marmottes. Adorables !

“QU’EST-CE QUE VOUS FAITES PROCHE DE MON ROCHER !! C’EST MON ROCHER !”

Prendre des photos dans un train n’est pas chose facile. J’ai développé une certaine technique après quelques jours, mais malgré tout, mes photos sont un peu floues, et les arbres ont la mauvaise habitude de sauter devant l’objectif au dernier moment, ce qui est éprouvant dans un train en mouvement alors que la montagne visée disparaît rapidement.

Voici une photo moche et floue du Mont Robson, le plus grand des rocheuses canadiennes:

3954m, ou comme il le dit lui-même quand il est dans un bar de montagnes, 4000m, je fais 4000m, absolument, si on compte les rochers et les arbres que j’ai empilés sur mon sommet…

Je veux dire, tu vois, bien sûr je pourrais aller dans le club des 4000+, mais tu vois, j’aime pas trop les gars là-bas, ils sont tellement condescendants…

Il est temps que j’aborde le sujet des repas. C’est une facette primordiale du voyage, étant donné que pendant ces quatre jours, on ne fait rien d’autre que rester assis, manger et dormir. Les repas étaient de très bonne qualité (surtout considérant qu’ils étaient faits dans une toute petite cuisine en constant mouvement), très bon, copieux, et variés. Le matin, nous avions un petit déjeuner canadien avec œufs, omelettes, ou plus simplement pain et gruau. Au lunch, c’était un menu assez simple, salades, burgers etc. Et le soir, des dîners somptueux, comme un souper de bon restaurant avec soupe, entrée, plat et dessert. Un véritable festin !

Donc, la nourriture était excellente. Bien. Ceci dit, la Chouette Blanche et moi-même craignions terriblement les repas, pour différentes raisons. Voyez-vous, les tables sont pour quatre personnes, et au lieu de nous laisser nous asseoir face à face, à côté d’étrangers, et peut-être leur parler s’ils ont l’air gentils ou quoi, ils étaient vraiment pénibles et nous forçaient à manger côte à côte, face à des étrangers, rendant ainsi tout le monde inconfortable.

Je sais, je sais, peut-être pas tout le monde ! C’est parce que je suis une Chouette introvertie et mal adaptée socialement que je le ressens si fortement. Certaines personnes aiment ce genre de torture. La Chouette Blanche elle-même aurait adoré ça, s’il n’y avait pas eu comme un hic: elle ne parle pas vraiment anglais. Elle comprend autour de 20%, interprète de travers un autre 20%, et reconstruit le reste de la phrase par elle-même. Quand elle parle, elle dit rarement ce qu’elle voudrait dire, et essentiellement déroute les gens.

Je compatis de tout cœur avec elle. Je me souviens encore quand, dans ma jeunesse, alors que je faisais un stage en Angleterre, j’essayais piteusement de faire comprendre qu’une pièce était coincée dans la machine. J’ai réalisé des années plus tard que l’air confus et horrifié du jeune homme à qui je m’adressais était sûrement dû au fait que j’insistais qu’un morceau de meule était vivant. Tout ça parce que je criais PIECE STOOK IS LIVING PLEASE HELP.

Je me souviens aussi à quel point c’est épuisant d’être entouré par des gens qu’on ne peut pas comprendre, d’avoir le cerveau entier constamment sous tension dans l’espoir d’attraper et reconnaître un mot, comme on en veut à tous ces gens qui vous parlent par torrents rapides, et ne semblent pas concevoir que leur langue n’est pas universelle.

La solution évidente pour la Chouette Blanche, quand confrontée à quelqu’un qui parle anglais, est de m’utiliser comme un interprète personnel.

Me voilà donc, obligée de parler à des étrangers trois fois par jour, incluant très tôt le matin avant que j’aie bu mon café, et obligée de traduire les remarques de mon honorable génitrice, alors que la plupart du temps, ces remarques sont incroyablement hors de propos (quand on comprend seulement 20% de la conversation). Certaines étaient même absolument déplacées!

A la fin de notre voyage, j’étais capable de dire en anglais ce qu’elle disait dans un français à débit rapide, alors qu’elle était en train de le dire, avec un délai d’en dessous de 10s, le tout avec une couche ajoutée de diplomatie. Essentiellement, j’aurais pu changer de carrière et travailler comme une interprète à l’ONU.

Nous avons rencontré des gens très sympathiques sur ce train. Oui parfois j’adaptais traîtreusement mes traductions de la Chouette Blanche, et d’autres fois, je prétendais ne pas comprendre l’anglais, mais vraiment, laissez-moi avoir mon café d’abord quand même !!

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C’était une journée de cerfs et biches, pics rocheux et lac majestueux… Nous sommes allées nous coucher en songeant avec regret que pendant la nuit, nous allions traverser d’autres vallées sans les voir. C’était notre dernière nuit dans le train.

“Je ne dormirais plus jamais aussi bien que ça”, pensais-je.

“Je vais enfin pouvoir dormir”, pensait la Chouette Blanche.